William Christie et Paul Agnew : « la transmission a toujours été au cœur des Arts Florissants »
Ils sont tous les deux à la tête de l’un des ensembles baroques les plus connus au monde : Les Arts Florissants. Le chef d’orchestre William Christie l’a fondé en 1979. Paul Agnew a intégré l’ensemble comme chanteur en 1992 et le co-dirige depuis 2019. Ensemble, ils ont développé Le Jardin des Voix, une académie biennale destinée à accompagner de jeunes chanteurs lyriques en début de carrière dans leur insertion professionnelle, en les invitant à rejoindre une production d’opéra au Festival Dans les Jardins de William Christie (Vendé, Pays de la Loire) puis en tournée internationale. En août 2023, The Fairy Queen de Henry Purcell était à l’affiche. Partenaire des Arts Florissants entre 1987 à 1989, la Fondation Société Générale accompagne depuis l’automne 2022 la Fondation Les Arts Florissants pour son action dans l’insertion des jeunes. William Christie et Paul Agnew ont répondu à nos questions.
L’ensemble Les Arts Florissants a-t-il toujours misé sur la jeunesse ?
William Christie : Sans aucun doute ! Nous avons commencé en 1979 et l’intérêt des jeunes chanteurs curieux et talentueux a été très rapide. Quand je pense aux magnifiques voix que nous avons eues : Véroniques Gens, Sandrine Piau, etc. Et Paul aussi était là !
Paul Agnew : J’ai chanté en 1992 pour William. Il m’a très tôt donné un rôle important, Jason dans Médée. « Tu es prêt », m’a-t-il dit. « Il faut que tu travailles mais j’y crois absolument. » Cette insistance est remarquable. Dans la position où je me trouve à présent, je m’en inspire. Et les jeunes m’inspirent en échange. La transmission n’est pas un acte généreux, c’est un bonheur. Elle a toujours été au cœur des Arts Florissants. Âgé de 44 ans, notre orchestre est très mixte en âge. Notre premier violon est très jeune et côtoie des musiciens qui sont là depuis 30 ans. Cette transmission s’opère constamment.
Est-ce plus difficile ou plus facile de trouver des jeunes talents aujourd’hui ?
P. A. : Dans le cadre de notre dispositif Le Jardin des Voix, nous faisons appel tous les deux ans aux jeunes chanteurs et chanteuses, âgés entre 20 et 29 ans. Nous recevons en moyenne… 300 candidatures. On en sélectionne 80 sur vidéo ou bandes son, et nous les auditionnons, pour n’en garder qu’une poignée. Par exemple, pour cette année où nous avons fait The Fairy Queen dans les Jardins de William Christie à Thiré, il y avait huit chanteurs et chanteuses.
Le Jardin des Voix est-il une académie ? Un tremplin ?
P.A. : Les deux. Le Jardin des Voix est une académie de spectacle. Nous présentons des spectacles, pour lequel nous recrutons des jeunes artistes. Il existe d’excellents chanteurs, là n’est pas le problème. La question est de les sortir de l’anonymat où ils se trouvent à l’issue de l’école ou du conservatoire. Le but du Jardin des Voix est donc de repérer d’excellents chanteurs, selon nos goûts, puis de leur permettre de se produire et de se faire un carnet d’adresses. À aucun moment on entendra l’excuse « ils sont jeunes » : on attend d’eux d’être extraordinaires tous les jours. Les chanteurs veulent être encouragés à donner le meilleur d’eux-mêmes et nous voulons être fiers des jeunes que nous avons accompagnés. Les Arts Florissants veulent les aider à pénétrer un marché qui peut se focaliser sur des grands noms et des valeurs sûres. Quand le chef John Eliot Gardiner monte des opéras de Monteverdi avec plus de 50% des jeunes chanteurs passés par Le Jardin des Voix, c’est un gage de notre succès.
W.C. : La musique parle au public quand elle est correctement chantée. Tout est écrit dans les traités d’interprétation de l’époque : il faut donc les lire pour faire revivre cette musique. Sans ce travail, cela ne marche pas. Mais le but d’un chanteur intelligent est avant tout de trouver l’opportunité de s’exprimer. Le Jardin des Voix leur donne les clefs de l’interprétation et leur permet aussi de se libérer de l’aspect laborieux du travail technique, afin de vraiment devenir des artistes.
Pourquoi le Jardin des Voix est-il encore nécessaire ?
W.C. : Pour faire un bon musicien baroque, il faut une accumulation de données et d’intelligence. Trouver un jeune français violoniste passionné par le répertoire baroque, c’est facile. Néanmoins, la musique baroque est minoritaire dans l’enseignement. Les étudiants sortant des grandes écoles ont eu un régime musical limité aux œuvres composées entre le milieu du XIXe et le début XXe siècle. Existe-t-il un enseignement de notre répertoire dans les grands conservatoires ? Pas tout à fait. Pour les instrumentalistes, oui. Pour les chanteurs et chanteuses, c’est moins vrai. J’ai beaucoup d’espoir que les grands conservatoires nous suivent. Grâce à Paul, nous avons monté un partenariat avec la Julliard School de New York (l’une des meilleures écoles artistiques des Etats-Unis, ndlr) afin que les jeunes chanteurs puissent aborder un répertoire rare.
P. A. : Comprenons-nous bien : je ne veux pas critiquer les conservatoires. Un travail spécifique est nécessaire pour ce répertoire. Le chanteur baroque est très libre car la partition à partir de laquelle il travaille est peu écrite, mais cette responsabilité d’interprétation doit être basée sur une connaissance. Peu de conservatoires vont plus loin que la formation des voix. Celles-ci sont saines et marchent bien pour chanter la musique écrite après Mozart. Or une grande partie du marché des concerts concerne la musique écrite avant 1750, pour laquelle les jeunes voix sont particulièrement adaptées à ce répertoire. La musique baroque aime la fraicheur de ces voix, elle n’est pas dangereuse : si ces jeunes commencent à 22 ans à chanter Donizetti et Puccini, c’est trop fatiguant : ils n’auront pas une longue carrière. Et l’opéra et les airs baroques offrent de belles opportunités émotionnelles et théâtrales, que le jeune doit explorer. Toute cette connaissance est utile.
Le soutien financier des entreprises et banques françaises, comme celui de Société Générale, a-t-il été essentiel à la construction des Arts Florissants ?
W. C. : Moi qui venais des Etats-Unis, j’ai toujours eu le sentiment de m’être trouvé dans le bon pays au bon moment. Les années 1980 étaient fastueuses, le budget pour la culture était ample. Dans des festivals comme celui d’Aix-en-Provence, à l’Opéra de Paris ou encore à l’Opéra-Comique, tout ce qu’on voulait nous était donné : une scène remplie de danseuses et de choristes, une fosse remplie de jeunes instrumentistes. La France s’est distinguée par cette volonté de doter la musique. Mais ce n’est pas tout : les grandes banques et de grandes entreprises mécènes se sont elles aussi impliquées et ont joué un rôle essentiel. Le partenariat avec Société Générale s’est distingué pour nous par une durée importante. Ce rôle est d’autant plus crucial aujourd’hui, dans un contexte qui n’est plus le même et où le mécénat est devenu un levier vital pour une structure comme la nôtre.
Vous remettiez à l’honneur un patrimoine musical français…
W. C. : Pas seulement ! Nous avons aussi fait du Monteverdi, de la musique italienne et anglaise, avec par exemple The Fairy Queen. La musique française était assez oubliée. Nous avons valorisé un répertoire qui n’était pas connu et cela s’est transformé en un phénomène auprès du grand public.
P. A. : Quand j’étais à Oxford, tout le monde voyait Jean-Baptiste Lully comme un compositeur ennuyeux, qu’il fallait étudier mais pas toucher. Lors de ma dernière année, une rumeur est arrivée qu’un ensemble parisien jouait Atys, opéra de Lully, et rencontrait un énorme succès en rendant cette musique touchante et émouvante. À Oxford, on disait : « ce n’est pas possible » ! Avec le recul, je me dis que c’était vraiment une transformation de notre vision de la musique.
L’enregistrement de The Fairy Queen en 1989 avait bénéficié du soutien de la Fondation Société Générale. Vous avez redonné cet opéra avec le Jardin des Voix cet été, que, là encore, La Fondation accompagne… Quels changements entre ces deux moments ?
P.A. Je ne veux pas flatter William mais en Angleterre, nous avions une manière traditionnelle de chanter Purcell très anglaise, très nette, juste, clean. Ça n’exprimait pas grand-chose et surtout cela ignorait une partie de l’histoire : la domination de la musique française à l’époque baroque. Charles II d’Angleterre (1630-1685) a vécu à Versailles durant l’Interrègne et a connu la musique de Jean-Baptiste Lully. En 1661, quand Charles II revient à Londres, il copie la structure des Vingt-quatre Violons du Roy, l’ensemble des musiciens de Louis XIV. Purcell, quatre ans plus tard, bénéficie de cette influence-là. On entend ce goût français dans l’enregistrement de William. En Angleterre, les réactions n’ont pas été très positives !
W.C. Paul a tout dit mais je souligne en effet l’impossibilité de convaincre nos collègues. Purcell avait une dette envers la musique française et la musique italienne. Dans les années 1980, on pouvait observer un nationalisme musical : chaque pays créait et défendait sa propre culture, bien plus qu’au XVIIe siècle où les échanges étaient intenses. En tant qu’Américain, c’est plus facile pour moi de faire table rase, je ne suis pas encombrée par la tradition musicale.
Avant de remonter The Fairy Queen cet été, avez-vous réécouté le disque de l’époque ?
P. A. : Surtout oui ! Il fait partie de notre histoire. Le spectacle qu’on a offert cet été était très différent. Nous ne nous positionnons pas en réaction avec les années 1980, mais simplement dans l’idée d’imaginer la musique dans un autre contexte, sans suivre l’idée de Shakespeare, afin de prendre la musique en soi et de laisser de côté la pièce de théâtre. Nous avons choisi d’être dirigés par un chorégraphe hip-hop, Mourad Merzouki. Nous aurions pu choisir des danseurs baroques, mais ce pas de côté veut montrer combien ces œuvres ne sont pas sclérosées, pas limitées au musée ou à la bibliothèque… et que la musique reste actuelle. Nous voulions aussi retrouver la dimension dansée de The Fairy Queen. La musique est constamment en train de danser. Mourad vient avec ses danseurs et tout le monde dansent, les chanteurs et même William et moi !